AUTOUR DES ARTS GROT(T)ESQUES.
On trouvera là deux textes successifs. Le premier, linéaire et descriptif, est le compte-rendu des impressions d’un spectateur ancien – il y a cinquante ans, on aurait dit d’un compagnon de route, mais le temps des idéologies est révolu et le Bigdavid’s band n’est ni un parti ni même une bande : il m’évoquerait plutôt un corps vivant, chaque membre en étant cellule et organe.
C’est dans une réflexion sur le fonctionnement du groupe que s’inscrit ma seconde partie. Après la soirée de « performance video sur prestation musicale » du 27 juin au soir, qui ferme la boucle des trois manifestations de ce printemps, elle revient sur le groupe tel qu’il vit et surtout sur ce qu’il me semble qui se joue dans son intérieur au plan des arts visuels traditionnels.
Les paresseux et ceux que lasserait mon style vermicelleux pourront se contenter de la seconde partie, plus synthétique. La première s’adresse d’abord aux artistes, pleine de respect pour le risque qu’il y a à ainsi s’exposer, et de reconnaissance pour leur patience avec qui s’obstine à mettre des mots sur le silence éloquent de leurs œuvres.
A ces artistes, je redirai enfin mon mode d’approche purement mémoriel : pas de photos, pas de passage par leur site. Ces textes ont donc pour matière non leurs œuvres, mais ce que m’en laissent mes émotions et ma mémoire.
1. Déambulation en trois étapes….
Le 6 juin 2009 au soir : récit grot(t)esque (à Choranche).
Avant la grotte, salle apéritive, en un tour rapide.
Sept petits Memo Labastida verticaux : un monolithe et six ravinements.
Un Alexandra Arod : visage épousant un contour d’écorce et ses reliefs, la sortant du cadre et de la géométrie plane.
Deux Maria de Campos, carrés sur fond blanc, crânes, grands singes, un grand squelette, visages de Marylin, lèvres sanglantes : ses classiques.
Un Maria long et étroit déroule, dans sa riche manière, l’histoire de la peinture : ici l’Adam et Eve (chassés du paradis) de Masaccio, là un profil florentin du Quattrocento.
Trois Alexandra en trois grands cadres, un vert et un multicolore flambants, le troisième moins évident répondant mieux à l’exposition : couleur terne, un profil qui fond à sa manière et un à la manière préhistorique ; au dessus non un diable mais… un grottesque, tout cela environné de silhouettes à la manière rupestre.
Deux grands Maria rectangulaires (80 cm de large sur 120 cm de haut) se répondent dans les thèmes hollywoodiens : à gauche, graffiti INFORMATION , SATURATION, petit carré en haut (un enterrement et/ou l’enterrement à Ornans) ; au milieu la Une de Détective (une femme torturée), petit carré en bas (Hitchcock et un oiseau) ; à droite une Marylin en majesté, posant (posée) jusqu’à mi-cuisse.
Jean Marc Gibilaro croisé avec son biface décalé, reliefs dans pierre tendre (biface que ma méditation recroisera).
Bernard Duffour : parois pigments.
Memo avec deux carrés : pierre posée, écoulement.
Fernand Greco met deux visages de pierre dans le métal.
Dans la grotte, où l’on entre par un boyau étroit et enfumé qui est passage initiatique vers la féérie et la fête.
Memo a façonné, collée aux coulures géantes de la paroi voûtée, une goutte géante de polyester, torse rose et androgyne glissant vers le bas en fuselant les cuisses d’un personnage sans tête (un presque semblable glisse derrière Lili la Tigresse, sur qui le périple se terminera).
Alexandra a coulé deux personnages enlacés, toile pitonnée au fond de l’eau.
En remontant le courant, Laurent Escoffier a posé contre la paroi de faux portraits de famille, colonnes calcaires qui sont en fait eau saisie en glace photographiée puis fixée dans plastique.
De nouveau Alexandra, six œufs à plat, un visage-bras superbe (danse qui n’est qu’à elle), deux derniers plus un profil, se suivant au fond de l’eau à mesure qu’on en remonte le courant.
Là, à droite, ses Vénus callipyges en cire d’abeille fort contraste ; au milieu d’elles un Fernand criblé.
Viennent ensuite, qu’on découvre et qui sont sa solution aux conditions imposées par la grotte, les peintures sur verre (ou sous verre ?) de Maria : un visage féminin de starlette comme un troublant autoportrait, collage au dessus de qui un homme peint se penche, presque transparent – par contraste avec le visage – de n’être que peint et sur du verre ; un Christ en gloire… dans une bouche d’ombre, torse de Christ enfin, que la lumière éteinte tout à coup me fait prendre pour un Saint suaire… qui n’est que face de grand singe sur nu accroupi.
Plus loin un soleil rouge ou rosé de Bernard vers où dansent des personnages de Fernand.
Au bout de la route – cul de sac au propre et au figuré, on va voir comme la musique techno sur images vidéo bastonne, où la première me repousse avant que la vision d’Alexandra penchée sur l’écran où elle dessine vienne me protéger de la violence de la « musique » , et me rendre l’enchainement des images sur le fond de la grotte qui en prend une présence saisissante et fait – de cette agitation d’images – des fantômes de l’aube des temps comme exsudés par la paroi (chacun sait que l’important, dans les graffiti, c’est le support).
Au retour, premier passage devant le taureau de Fernand, massif d’être planté dans le courant qu’il affronte, et dès lors beaucoup plus auroch que camarguais, surtout que passe au dessus un petit ptérodactyle, puis que se pose tête de cheval et qu’enfin un poisson ressort voit dans la rivière ses spires traversées par le courant.
Profil de marbre de carrare, c’est un étrange éléphant : « pas du tout, dit Jean Marc, c’est un point d’interrogation. » Ces animaux là, ça trompe !
Têtes de Fernand, rondes et petites, en grappe là comme plus loin en escouade et sur corps pieu(x).
Trois Maria encore, toujours sur vitres toujours étroites et verticales, visage dans corps, corps d’homme nu (Christ ?) sous tête de singe, corps nu spiralé, bras levé (Saint Sébastien ?) tête effacée. Surimprimés et symétriques : Christ en gloire à gauche, ombre rouge à droite.
Profil de pierre blanche (carrare encore) en bas relief, nez comme se humant lui-même (« point d’interrogation » protesterait Jean Marc ?)
Taureau de Fernand revu mais d’en dessus : il en est plus mafflu, plus râblé, plus corrida et moins auroch.
Ombre colorée de stalagmite peinte sur verre, pièce montée pour baptême grottesque : une Maria insolite.
A main droite la fille du chef danse, dont l’ombre se projette sur la muraille. Je me vois Peter Pan glissant léger, vers la sortie de la grotte. Un profil grec aigu, taillé dans marbre gris, regarde Lili la Tigresse, et Peter Pan échappe, courbé en deux, vers ce qu’il reste de lumière du jour, hors du méandreux repaire des Enfants Perdus qui s’agitent autour d’instruments improvisés, sur quoi dansent Stéphanie et son ombre projetée… tout cela sans dire les vidéo-gags néandertaliens, tout cela en laissant derrière soi le mugissement du flot et l’alternance inexorable des temps de lumière et d’obscurité.
Hôtel de Clérieu au lendemain matin, dimanche 7 juin.
Soleil du matin presque blanc d’être couvert, majesté de la grande salle, murs blancs sous cette lumière blanche.
- A Memo l’honneur d’ouvrir ce bal de lumière puisqu’à droite deux grands tableaux
de 2008 se répondent en début et en fin de cloison : pour le premier, tronc plein d’yeux, glissement vers sexe et jambes, chaloupant comme l’artiste, esquivant comme lui la jambe blessée ; pour le second, tronc descendant sur le bord inférieur du tableau, qui va l’interrompre, tandis qu’en haut la ligne d’horizon dégage une tête sans yeux qui ont glissé, dérivé. (Sur ceux-là, et sur un troisième plus petit je reviendrai car on est là dans le sillon profond creusé depuis 5 ans au moins par l’artiste).
- Sur cette même paroi un grand gorille péremptoire dit Maria à Crest, qui n’a fait là que passer, alors que se font face deux Maria de toujours : un petit, très hollywoodien, centré sur Cary Grant bras levés entre à gauche deux nus quattrocentesques en haut et en bas ; en face, deux fois plus grand, l’un de mes préférés (souvenir acméïque des combles de la Tour de Crest) : fond d’os et crânes gris, dents serrées et – en collage doublement collés d’être surimprimés – en haut « Sainte Anne, la vierge et l’enfant Jésus », en bas un fond de tableau qui ne peut être – lui aussi – que léonardien (roc et rivière, ciel fuligineux), ces Vinci si fidèlement résurgents chez De Campos.
- Tout à côté une danse d’Alexandra dont le thème – malheur féminin au premier plan, complicité masculine au second – s’efface derrière l’effet obtenu, ceux d’une danse et d’une lutte mélangées et alternes. De deux autres de ses tableaux on ne dira ici que les couleurs, le jaune merveilleux d’un paradoxal triptyque (trois bandes horizontales empilées de lumière heureuse) contrastant avec un gris terreux et pourtant chaud de sa générosité.
Dans les autres pièces de ce rez-de-chaussée où se répartit l’exposition, une fois traversée la merveilleuse petite cour gothique les séparant de la noblesse dix-huitième de la salle d’entrée, un Laurent Escoffier chaleureux portraitiste ici de visages cubains tannés, là d’échancrure féminine fruitée, ouverte au compagnon de corps, font total contraste avec un Bernard Duffour entomologiste des grains de la matière et de la lumière… à quoi fait écho un Greco qui le rejoint en profondeur dans la matérialité, Fernand posant par ailleurs ici, là ses petites sculptures, qui font merveille dans l’écrin offert par Paul Lafont.
Dans la petite salle en cul de sac final, un Memo en relief tumoral monstrueux et sanglant (toute la richesse d’épaisseur et de couleur de sa peinture d’antan) et un Bernard Duffour où l’entrée à l’intérieur de la matière se réifie du tissu même de celle-ci.
De retour dans la grande salle, je laisse au fond une Marylin bien sanglante pour quatre tableautins carrés de Maria empilés dans un coin, quatre starlettes : un duo années cinquante, une brune années soixante, un Avedon soixante-dix, un Marylin… intemporel ; quatre concentrés, quatre collages sans rajout ni effraction, la netteté du carré comme la taille modeste et la simplicité du sujet renvoyant au trouble de l’avant, du glamour déjà mort , Ô Maria ; sur ce trouble je repasse les grandes baies lumineuses, c’en est assez pour ce jour-là.
Dimanche 21 juin, je reviens dans la grande salle quasi déserte, ayant salué l’hôte qui déguste devant son Hôtel un café au soleil du matin, en compagnie d’un ami, image double autant qu’aimable de la civilité et de l’art…de vivre. Posés et non exposés, comme ceux de son amie Maria, j’effeuille les gouaches et les dessins d’Alexandra Arod, petits formats sans être miniatures. Ce qu’il laissent de lyrisme (liquide, océanique) aux tableaux d’Alexandra, ils le gagnent en acuité, en tranchant, qui peut aller vers l’humour et/ou l’agressivité, au mieux (et là, idéalement) vers le mystère : des faunes ici, là des êtres cornus.
Dans la petite annexe gauche de la salle principale, mêmement éclairée des larges baies du bâtiment dix-huitième, s’accotent ce jour là huit fusains de 2007 de Memo, plus que posés et moins exposés puisqu’alignés au bas de la cloison où ils s’accotent : fond blanc rosé tracé de charbon ou d’ocre, sur support de carton ondulé lui-même collé sur papier uni débordant dont la marge fait cadre, mais sans relief. Huit corps non en ébauche mais en mouvement, caractéristique de base chez cet artiste où l’apparent effacement du trait est décomposition du mouvement – ou, mieux, sa composition même – le glissement des lignes se redoublant parfois d’images en miroir. (l’autoportrait se raconte là, en train de se faire).
Par logique profonde ces ébauches me renvoient à la grande salle, où s’affirme ce qui s’épanouira dans les deux grands HUMA-NIMAL des Clercs fin 2008… et se prolonge en torses de polyester dans la grotte de Choranche.
Retour donc sur les deux grands tableaux de 2008 entre lesquels s’intercale un plus ancien un peu plus réduit. Tout les oppose à lui, hormis la construction en bandes verticales qui rythme leur structure autant que leur alignement. Ce tableau central n’est pas figuratif, mais on ne saurait le dire abstrait (comme deux tableaux de la même période – 2004 – exposés dans le renfoncement gauche face aux huit fusains accotés). La couleur, somptueuse, mange les formes pourtant présentes, mais reléguées du coup dans le non compréhensible : je le dirai figural, au sens où l’entend Didi Huberman tâchant d’entrer dans le pinceau de l’Angelico traçant à fresque l’idée (l’essence ?) divine – en clair c’est l’imagination du spectateur qui doit poursuivre le chemin indiqué par le tableau. Pour ma part j’y vois le monde à travers les barreaux d’une fenêtre, monde gris, barreaux croûteux encadrés – en haut et en bas – d’un rouge sombre de même consistance.
Les deux grands tableaux, eux, sont figurés, habités. L’un est tête et tronc, brun noirâtre sur fond rose, glissé – comme entre les deux pans d’un rideau – entre deux bandes rose pâle qui effacent les bras sans les cacher, puisqu’on en voit l’attache. En bas le corps noircit, comme toujours chez Memo l’intérieur du contour n’est pas flou mais bougé – ici, même, désamarré – un œil erre, cyclopéen et frontal, l’autre glisse en profil, temporal. Le personnage est verticalisé, plutôt suspendu qu’immobile.
Tout l’inverse du second tableau où, entre deux pans verticaux semblables à ceux du premier (plus gris si toujours roses) déboulent un torse-visage et deux jambes torses qui courent, le pied droit se blessant au sang de traverser le pan du tableau, le gauche suivant comme il peut – comme Memo arpente et claudique – La chair est rose presque orangée, un sexe fuse sous visage et entre jambes.
Les deux grands faunesques, qu’on a vu à la salle des Clercs à Valence, il y a quelques mois, s’annoncent, HUMA-NIMAL I et II redoublés du triptyque METAMORFOSIS TRIPTICO où leurs thèmes circulent d’un petit tableau à l’autre, l’animalité s’y ajoutant aux portraits dont le caractère « en miroir » s’effacera avec la disparition des bandes (reste mémoriel ici des miroirs verticaux où Memo dénudé trace dans son atelier sa silhouette toujours mouvante).
Ce deuxième tour chez l’actuel seigneur de Clérieu descendu de sa tour ne sortira pas de la grande salle. Négligeant les visages métalliques de Fernand qui trônent en son milieu comme armures féodales répondant à l’étendard, l’ost grot(t)esque levé à l’entrée du lieu par Alexandra, je butte sur le mur du fond après avoir tourné autour du SEGMENT de Jean Marc (haut souvenir crestois) : à gauche trois profils de Fernand en trois sections de tronc d’arbre (Greco est bûcheron), à droite une OFFRANDE DU LIVRE de Jean Marc (Gibilaro est dentelière) encadrent une envolée de crânes de Maria, d’un monde rouge vers un ciel noir (chez De Campos, les lâchers de ballons sont bien étrange fête).
2. Bouclage de boucle en une ultime étape
Samedi 27 juin au soir la boucle s’est bouclée à Choranche, la main de David Mouillon nouant le nœud du groupe sur lui-même, aux yeux ravis du public, là même où Fernand Greco avait amorcé le lien trois semaines auparavant.
Dans ces lieux en tout semblables, tout différait : l’âme du groupe était passée de l’intérieur de la grotte – où le flot grondant avait accompagné un art vivant – à son orée où jaillissaient et la musique et l’image, quatre des sept artistes exposés s’étant fondu dans le band, les deux peintresses accompagnant le mugissement du jazz du syncopé de l’image sur la paroi surplombant l’entrée… tandis que le chicano jouait sa propre caricature depuis l’intérieur de la grotte, la reléguant au statut de coulisse où l’eau s’était apaisée et où la lumière figée n’était plus hachée de périodes d’obscurité.
Et pourtant tout continuait d’un tout qui est l’âme du groupe. Trois semaines auparavant, la performance achevée, nous nous étions retrouvés, tard dans la nuit, à une longue table. A l’un de ses bouts David, Fernand à l’autre, tous deux les mains grises et les traits tirés, mais tous deux le verbe haut, l’homme des idées et celui de l’énergie étaient bien à leur place, aux deux pôles de la création et de l’organisation, du visuel et du musical sur qui s’ordonne et s’oriente le groupe.
Deux plus cinq artistes. Que l’on excuse l’aede, témoin plus qu’acteur, de s’intéresser ici non au groupe dans son entier (Dieu que la musique dansait, et comme l’image tournait, avec elle enlacée), mais aux artistes des arts visuels, qui sont ma quête.
Des deux photographes peu à dire car cette quête est longue et lente, qui avec eux commence à peine. Deux mots seulement, l’un sur Bernard Duffour qui m’a dit le poids des contraintes techniques de la grotte (et leur cherté), lui dont je sens l’évolution sans encore la mentaliser – qui partit naguère du grain (de la surface ?) des objets pour entrer aujourd’hui dans leur matière (leur profondeur ?) – l’autre sur Laurent Escoffier, dont la chaleur passe ici dans le clin d’œil de l’eau déguisée en roche comme elle s’épanouit dans ses clichés de l’Hôtel de Clérieu.
C’est aux cinq autres qu’il faut venir, pour y suivre avec eux un chemin où avec eux depuis deux ans je chemine.
Jean Marc Gibilaro a posé, comme borne, dans la salle d’exposition qui précède la grotte pour le visiteur, un ancien Janus de pierre poreuse, beau d’abord du décalage des deux faces de ce biface, qui n’est donc pas pile ou face comme le serait monnaie trébuchante, et du coup cette pièce – plutôt que de sonner – glisse comme le temps, celui de glisser de l’avers à l’envers, celui d’entrer dans la grotte où Jean Marc a vissé deux profils de pierre, fins et blancs du carrare dont ils sont faits, et trouvant une réponse quasi hindouiste aux questions que posent chacune des œuvres de ce cérébral, le déplacement immense dans l’espace répondant au défi de l’immensité des temps posé par la grotte.
A ce défi, et d’abord à sa matérialité, Alexandra Arod répond par ses personnages immergés où l’eau est révélateur (photographique) mais aussi libérateur ( du cadre pictural). S’ajoute, au plan symbolique, un glissement métonymique, immersion et disparition du cadre évoquant le caractère océanique de ses tableaux, leur côté secrètement amniotique… qui fait un clin d’œil humoristique à ses Vénus callipyges coulées de cire d’abeille, lesquelles vont en plus frotter leurs rondeurs aux angles et aux traits aigus des petits Greco.
Maria de Campos, elle aussi dans un abord technique de la grotte, a choisi le verre comme support pour ses tableaux verticaux, et cette contrainte donne – comme pour son amie Alexandra – une clef de son univers : le collage y prend, par contraste avec le pinceau qui adopte volontiers une transparence quasi fantomatique, une réalité et une densité qui les décalent l’un par rapport à l’autre et du coup établissent entre eux une articulation qui donne au tableau une étrange profondeur - ô ce personnage dont on ne voit que les épaules et le sommet de la tête, couvant littéralement un visage féminin à la beauté parfaite de magazine, ressemblant étrangement au peintre ( ou est-ce le peintre qui tend à ressembler aux images qui l’obsèdent ?) – comme si le Dieu de William Blake offrait la vie à un modèle de Richard Avedon !
Guillermo Labastida, lui, aura répondu au même défi technique des conditions difficiles de la grotte et au même défi symbolique du vertige temporel et géologique du lieu en plaçant dans des matériaux résistants – relief plastique clos en « sac » - et mimétique des parois où elles coulent deux émanations de son élan actuel vers les torses humains, dont on aura vu à l’Hôtel Clérieu ici les ébauches en huit fusains, là une étape – dans les deux grands tableaux en bandes – vers les deux HUMA-NIMAL et le METAMORFOSIS TRIPTICO vu aux Clercs naguère.
Fernand Greco nous ramène au groupe, lui qui choisit ou plutôt invente les lieux où le groupe sévira, où il prendra vie une fois encore. Or, si cette invention du lieu vient – le défi une fois lancé – canaliser chez lui une énergie folle, on me permettra de remonter en amont et d’émettre l’hypothèse que les œuvres de cet hyperactif choisissent leur lieu et non l’inverse. Ce paradoxe temporel me semble se vérifier – une fois notée son accroche logique : c’est le même cerveau qui invente le lieu et la sculpture – dans la vie des œuvres exposées sur le lieu pour lequel elles furent pensées une fois (dé)passée la performance inaugurale : m’a frappé le 27 juin au soir, où l’eau s’était apaisée et comme tue, que si le taureau baignant dans une eau calme tenait toujours sa place même s’il faisait moins auroch que dans le flot grondant, les réussites que sont le ptérodactyle glissant au dessus de l’eau et le poisson-ressort à l’intérieur de qui elle s’écoule n’étaient quasi pas vus des visiteurs, comme s’ils se fondaient dans les anfractuosités où étaient placées les créatures de métal ou de bois du cher Fernand… et qu’on ne me fasse pas dire qu’il y a là signe de fadeur, la preuve en étant que je parie que – sortis de Choranche, poisson comme ptérodactyle feraient ailleurs le même choc que la célèbre rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre ou celle – pourquoi pas – d’une propriété banale et d’un taureau de métal.
Noli me tangere
La soirée du 27 juin avance. Abandonnant un moment de l’oreille le Bigdavid’s band endiablé, je fixe mon attention exclusive sur la muraille illuminée qui accompagne et surplombe le band. Un fond de danseurs étrangements désuets s’agite au rythme de la musique, qui vont du début du défunt siècle jusqu’à ses années soixante, du cinéma muet et des premiers cartoons aux comédies musicales de la fin de l’âge d’or hollywoodien ; s’y substituent parfois une Marylin iconique, un Carry Grant fuyant une mort hitchcockienne. Maria de Campos rythme de ce fond les commandes – fond qui est celui de ses tableaux – sur quoi vient se tracer, en surimpression lente et comme décalée, le trait enveloppant d’Alexandra Arod. Le défilé hypnotique ne s’interrompt que par brèves et rares saccades, celles de la retransmission gaguesque, depuis l’intérieur de la grotte, de l’interview hachée d’un Memo Labastida incompréhensible : tout fonctionne du groupe.
L’heure avançant sans que la musique ni les projections s’apaisent, je me dis que, décidemment, le Christ de Maria ne sortira pas ce soir du sépulcre, et qu’il n’aura pas à repousser une Marie Madeleine (vêtue de rouge, comme chez Fra Angelico) d’un « Ne me touche pas ».
Je puis donc rejoindre la salle apéritive et rejeter un œil sur l’écorce d’arbre saisie par Alexandra, il y a bien longtemps, afin de couler dans son relief et son découpage un visage à la Arod, elle dont je viens de ressentir combien le trait, le contour sont importants et viennent dialoguer avec son versant océanique : l’allongement et la fusion dans l’eau puis la même disparition du cadre adoptés pour ces grot(t)esques, elle les avait il y a bien longtemps fondus dans les linéaments du bois.
M’éloignant enfin en compagnie d’un ami silencieux, je songe à Memo, dont j’aime tant la marche actuelle vers le corps que je néglige d’autres courants de sa peinture, entre autres l’épaisseur croûteuse qu’il donne à ses couleurs, éclatantes ou sombres, douces ou violentes : les volumes façonnés pour la grotte n’en seraient-ils pas, eux aussi, une résurgence, et les grot(t)esques l’occasion d’un croisement de ces deux courants ?
Ainsi on le voit – et l’on pourrait faire la même remarque à propos des deux profils ciselés par Jean Marc bien longtemps après la taille de son biface décalé – l’œuvre de l’artiste, en évolution constante, souvent repasse aux mêmes points par fidélité et nature profonde, mais le fait toujours différemment, par quête obstinée où le lieu n’est qu’occasion et le groupe stimulation de ce qui – de toute manière mais peut-être de toute autre manière – serait né.
Patrick Bellier
On trouvera là deux textes successifs. Le premier, linéaire et descriptif, est le compte-rendu des impressions d’un spectateur ancien – il y a cinquante ans, on aurait dit d’un compagnon de route, mais le temps des idéologies est révolu et le Bigdavid’s band n’est ni un parti ni même une bande : il m’évoquerait plutôt un corps vivant, chaque membre en étant cellule et organe.
C’est dans une réflexion sur le fonctionnement du groupe que s’inscrit ma seconde partie. Après la soirée de « performance video sur prestation musicale » du 27 juin au soir, qui ferme la boucle des trois manifestations de ce printemps, elle revient sur le groupe tel qu’il vit et surtout sur ce qu’il me semble qui se joue dans son intérieur au plan des arts visuels traditionnels.
Les paresseux et ceux que lasserait mon style vermicelleux pourront se contenter de la seconde partie, plus synthétique. La première s’adresse d’abord aux artistes, pleine de respect pour le risque qu’il y a à ainsi s’exposer, et de reconnaissance pour leur patience avec qui s’obstine à mettre des mots sur le silence éloquent de leurs œuvres.
A ces artistes, je redirai enfin mon mode d’approche purement mémoriel : pas de photos, pas de passage par leur site. Ces textes ont donc pour matière non leurs œuvres, mais ce que m’en laissent mes émotions et ma mémoire.
1. Déambulation en trois étapes….
Le 6 juin 2009 au soir : récit grot(t)esque (à Choranche).
Avant la grotte, salle apéritive, en un tour rapide.
Sept petits Memo Labastida verticaux : un monolithe et six ravinements.
Un Alexandra Arod : visage épousant un contour d’écorce et ses reliefs, la sortant du cadre et de la géométrie plane.
Deux Maria de Campos, carrés sur fond blanc, crânes, grands singes, un grand squelette, visages de Marylin, lèvres sanglantes : ses classiques.
Un Maria long et étroit déroule, dans sa riche manière, l’histoire de la peinture : ici l’Adam et Eve (chassés du paradis) de Masaccio, là un profil florentin du Quattrocento.
Trois Alexandra en trois grands cadres, un vert et un multicolore flambants, le troisième moins évident répondant mieux à l’exposition : couleur terne, un profil qui fond à sa manière et un à la manière préhistorique ; au dessus non un diable mais… un grottesque, tout cela environné de silhouettes à la manière rupestre.
Deux grands Maria rectangulaires (80 cm de large sur 120 cm de haut) se répondent dans les thèmes hollywoodiens : à gauche, graffiti INFORMATION , SATURATION, petit carré en haut (un enterrement et/ou l’enterrement à Ornans) ; au milieu la Une de Détective (une femme torturée), petit carré en bas (Hitchcock et un oiseau) ; à droite une Marylin en majesté, posant (posée) jusqu’à mi-cuisse.
Jean Marc Gibilaro croisé avec son biface décalé, reliefs dans pierre tendre (biface que ma méditation recroisera).
Bernard Duffour : parois pigments.
Memo avec deux carrés : pierre posée, écoulement.
Fernand Greco met deux visages de pierre dans le métal.
Dans la grotte, où l’on entre par un boyau étroit et enfumé qui est passage initiatique vers la féérie et la fête.
Memo a façonné, collée aux coulures géantes de la paroi voûtée, une goutte géante de polyester, torse rose et androgyne glissant vers le bas en fuselant les cuisses d’un personnage sans tête (un presque semblable glisse derrière Lili la Tigresse, sur qui le périple se terminera).
Alexandra a coulé deux personnages enlacés, toile pitonnée au fond de l’eau.
En remontant le courant, Laurent Escoffier a posé contre la paroi de faux portraits de famille, colonnes calcaires qui sont en fait eau saisie en glace photographiée puis fixée dans plastique.
De nouveau Alexandra, six œufs à plat, un visage-bras superbe (danse qui n’est qu’à elle), deux derniers plus un profil, se suivant au fond de l’eau à mesure qu’on en remonte le courant.
Là, à droite, ses Vénus callipyges en cire d’abeille fort contraste ; au milieu d’elles un Fernand criblé.
Viennent ensuite, qu’on découvre et qui sont sa solution aux conditions imposées par la grotte, les peintures sur verre (ou sous verre ?) de Maria : un visage féminin de starlette comme un troublant autoportrait, collage au dessus de qui un homme peint se penche, presque transparent – par contraste avec le visage – de n’être que peint et sur du verre ; un Christ en gloire… dans une bouche d’ombre, torse de Christ enfin, que la lumière éteinte tout à coup me fait prendre pour un Saint suaire… qui n’est que face de grand singe sur nu accroupi.
Plus loin un soleil rouge ou rosé de Bernard vers où dansent des personnages de Fernand.
Au bout de la route – cul de sac au propre et au figuré, on va voir comme la musique techno sur images vidéo bastonne, où la première me repousse avant que la vision d’Alexandra penchée sur l’écran où elle dessine vienne me protéger de la violence de la « musique » , et me rendre l’enchainement des images sur le fond de la grotte qui en prend une présence saisissante et fait – de cette agitation d’images – des fantômes de l’aube des temps comme exsudés par la paroi (chacun sait que l’important, dans les graffiti, c’est le support).
Au retour, premier passage devant le taureau de Fernand, massif d’être planté dans le courant qu’il affronte, et dès lors beaucoup plus auroch que camarguais, surtout que passe au dessus un petit ptérodactyle, puis que se pose tête de cheval et qu’enfin un poisson ressort voit dans la rivière ses spires traversées par le courant.
Profil de marbre de carrare, c’est un étrange éléphant : « pas du tout, dit Jean Marc, c’est un point d’interrogation. » Ces animaux là, ça trompe !
Têtes de Fernand, rondes et petites, en grappe là comme plus loin en escouade et sur corps pieu(x).
Trois Maria encore, toujours sur vitres toujours étroites et verticales, visage dans corps, corps d’homme nu (Christ ?) sous tête de singe, corps nu spiralé, bras levé (Saint Sébastien ?) tête effacée. Surimprimés et symétriques : Christ en gloire à gauche, ombre rouge à droite.
Profil de pierre blanche (carrare encore) en bas relief, nez comme se humant lui-même (« point d’interrogation » protesterait Jean Marc ?)
Taureau de Fernand revu mais d’en dessus : il en est plus mafflu, plus râblé, plus corrida et moins auroch.
Ombre colorée de stalagmite peinte sur verre, pièce montée pour baptême grottesque : une Maria insolite.
A main droite la fille du chef danse, dont l’ombre se projette sur la muraille. Je me vois Peter Pan glissant léger, vers la sortie de la grotte. Un profil grec aigu, taillé dans marbre gris, regarde Lili la Tigresse, et Peter Pan échappe, courbé en deux, vers ce qu’il reste de lumière du jour, hors du méandreux repaire des Enfants Perdus qui s’agitent autour d’instruments improvisés, sur quoi dansent Stéphanie et son ombre projetée… tout cela sans dire les vidéo-gags néandertaliens, tout cela en laissant derrière soi le mugissement du flot et l’alternance inexorable des temps de lumière et d’obscurité.
Hôtel de Clérieu au lendemain matin, dimanche 7 juin.
Soleil du matin presque blanc d’être couvert, majesté de la grande salle, murs blancs sous cette lumière blanche.
- A Memo l’honneur d’ouvrir ce bal de lumière puisqu’à droite deux grands tableaux
de 2008 se répondent en début et en fin de cloison : pour le premier, tronc plein d’yeux, glissement vers sexe et jambes, chaloupant comme l’artiste, esquivant comme lui la jambe blessée ; pour le second, tronc descendant sur le bord inférieur du tableau, qui va l’interrompre, tandis qu’en haut la ligne d’horizon dégage une tête sans yeux qui ont glissé, dérivé. (Sur ceux-là, et sur un troisième plus petit je reviendrai car on est là dans le sillon profond creusé depuis 5 ans au moins par l’artiste).
- Sur cette même paroi un grand gorille péremptoire dit Maria à Crest, qui n’a fait là que passer, alors que se font face deux Maria de toujours : un petit, très hollywoodien, centré sur Cary Grant bras levés entre à gauche deux nus quattrocentesques en haut et en bas ; en face, deux fois plus grand, l’un de mes préférés (souvenir acméïque des combles de la Tour de Crest) : fond d’os et crânes gris, dents serrées et – en collage doublement collés d’être surimprimés – en haut « Sainte Anne, la vierge et l’enfant Jésus », en bas un fond de tableau qui ne peut être – lui aussi – que léonardien (roc et rivière, ciel fuligineux), ces Vinci si fidèlement résurgents chez De Campos.
- Tout à côté une danse d’Alexandra dont le thème – malheur féminin au premier plan, complicité masculine au second – s’efface derrière l’effet obtenu, ceux d’une danse et d’une lutte mélangées et alternes. De deux autres de ses tableaux on ne dira ici que les couleurs, le jaune merveilleux d’un paradoxal triptyque (trois bandes horizontales empilées de lumière heureuse) contrastant avec un gris terreux et pourtant chaud de sa générosité.
Dans les autres pièces de ce rez-de-chaussée où se répartit l’exposition, une fois traversée la merveilleuse petite cour gothique les séparant de la noblesse dix-huitième de la salle d’entrée, un Laurent Escoffier chaleureux portraitiste ici de visages cubains tannés, là d’échancrure féminine fruitée, ouverte au compagnon de corps, font total contraste avec un Bernard Duffour entomologiste des grains de la matière et de la lumière… à quoi fait écho un Greco qui le rejoint en profondeur dans la matérialité, Fernand posant par ailleurs ici, là ses petites sculptures, qui font merveille dans l’écrin offert par Paul Lafont.
Dans la petite salle en cul de sac final, un Memo en relief tumoral monstrueux et sanglant (toute la richesse d’épaisseur et de couleur de sa peinture d’antan) et un Bernard Duffour où l’entrée à l’intérieur de la matière se réifie du tissu même de celle-ci.
De retour dans la grande salle, je laisse au fond une Marylin bien sanglante pour quatre tableautins carrés de Maria empilés dans un coin, quatre starlettes : un duo années cinquante, une brune années soixante, un Avedon soixante-dix, un Marylin… intemporel ; quatre concentrés, quatre collages sans rajout ni effraction, la netteté du carré comme la taille modeste et la simplicité du sujet renvoyant au trouble de l’avant, du glamour déjà mort , Ô Maria ; sur ce trouble je repasse les grandes baies lumineuses, c’en est assez pour ce jour-là.
Dimanche 21 juin, je reviens dans la grande salle quasi déserte, ayant salué l’hôte qui déguste devant son Hôtel un café au soleil du matin, en compagnie d’un ami, image double autant qu’aimable de la civilité et de l’art…de vivre. Posés et non exposés, comme ceux de son amie Maria, j’effeuille les gouaches et les dessins d’Alexandra Arod, petits formats sans être miniatures. Ce qu’il laissent de lyrisme (liquide, océanique) aux tableaux d’Alexandra, ils le gagnent en acuité, en tranchant, qui peut aller vers l’humour et/ou l’agressivité, au mieux (et là, idéalement) vers le mystère : des faunes ici, là des êtres cornus.
Dans la petite annexe gauche de la salle principale, mêmement éclairée des larges baies du bâtiment dix-huitième, s’accotent ce jour là huit fusains de 2007 de Memo, plus que posés et moins exposés puisqu’alignés au bas de la cloison où ils s’accotent : fond blanc rosé tracé de charbon ou d’ocre, sur support de carton ondulé lui-même collé sur papier uni débordant dont la marge fait cadre, mais sans relief. Huit corps non en ébauche mais en mouvement, caractéristique de base chez cet artiste où l’apparent effacement du trait est décomposition du mouvement – ou, mieux, sa composition même – le glissement des lignes se redoublant parfois d’images en miroir. (l’autoportrait se raconte là, en train de se faire).
Par logique profonde ces ébauches me renvoient à la grande salle, où s’affirme ce qui s’épanouira dans les deux grands HUMA-NIMAL des Clercs fin 2008… et se prolonge en torses de polyester dans la grotte de Choranche.
Retour donc sur les deux grands tableaux de 2008 entre lesquels s’intercale un plus ancien un peu plus réduit. Tout les oppose à lui, hormis la construction en bandes verticales qui rythme leur structure autant que leur alignement. Ce tableau central n’est pas figuratif, mais on ne saurait le dire abstrait (comme deux tableaux de la même période – 2004 – exposés dans le renfoncement gauche face aux huit fusains accotés). La couleur, somptueuse, mange les formes pourtant présentes, mais reléguées du coup dans le non compréhensible : je le dirai figural, au sens où l’entend Didi Huberman tâchant d’entrer dans le pinceau de l’Angelico traçant à fresque l’idée (l’essence ?) divine – en clair c’est l’imagination du spectateur qui doit poursuivre le chemin indiqué par le tableau. Pour ma part j’y vois le monde à travers les barreaux d’une fenêtre, monde gris, barreaux croûteux encadrés – en haut et en bas – d’un rouge sombre de même consistance.
Les deux grands tableaux, eux, sont figurés, habités. L’un est tête et tronc, brun noirâtre sur fond rose, glissé – comme entre les deux pans d’un rideau – entre deux bandes rose pâle qui effacent les bras sans les cacher, puisqu’on en voit l’attache. En bas le corps noircit, comme toujours chez Memo l’intérieur du contour n’est pas flou mais bougé – ici, même, désamarré – un œil erre, cyclopéen et frontal, l’autre glisse en profil, temporal. Le personnage est verticalisé, plutôt suspendu qu’immobile.
Tout l’inverse du second tableau où, entre deux pans verticaux semblables à ceux du premier (plus gris si toujours roses) déboulent un torse-visage et deux jambes torses qui courent, le pied droit se blessant au sang de traverser le pan du tableau, le gauche suivant comme il peut – comme Memo arpente et claudique – La chair est rose presque orangée, un sexe fuse sous visage et entre jambes.
Les deux grands faunesques, qu’on a vu à la salle des Clercs à Valence, il y a quelques mois, s’annoncent, HUMA-NIMAL I et II redoublés du triptyque METAMORFOSIS TRIPTICO où leurs thèmes circulent d’un petit tableau à l’autre, l’animalité s’y ajoutant aux portraits dont le caractère « en miroir » s’effacera avec la disparition des bandes (reste mémoriel ici des miroirs verticaux où Memo dénudé trace dans son atelier sa silhouette toujours mouvante).
Ce deuxième tour chez l’actuel seigneur de Clérieu descendu de sa tour ne sortira pas de la grande salle. Négligeant les visages métalliques de Fernand qui trônent en son milieu comme armures féodales répondant à l’étendard, l’ost grot(t)esque levé à l’entrée du lieu par Alexandra, je butte sur le mur du fond après avoir tourné autour du SEGMENT de Jean Marc (haut souvenir crestois) : à gauche trois profils de Fernand en trois sections de tronc d’arbre (Greco est bûcheron), à droite une OFFRANDE DU LIVRE de Jean Marc (Gibilaro est dentelière) encadrent une envolée de crânes de Maria, d’un monde rouge vers un ciel noir (chez De Campos, les lâchers de ballons sont bien étrange fête).
2. Bouclage de boucle en une ultime étape
Samedi 27 juin au soir la boucle s’est bouclée à Choranche, la main de David Mouillon nouant le nœud du groupe sur lui-même, aux yeux ravis du public, là même où Fernand Greco avait amorcé le lien trois semaines auparavant.
Dans ces lieux en tout semblables, tout différait : l’âme du groupe était passée de l’intérieur de la grotte – où le flot grondant avait accompagné un art vivant – à son orée où jaillissaient et la musique et l’image, quatre des sept artistes exposés s’étant fondu dans le band, les deux peintresses accompagnant le mugissement du jazz du syncopé de l’image sur la paroi surplombant l’entrée… tandis que le chicano jouait sa propre caricature depuis l’intérieur de la grotte, la reléguant au statut de coulisse où l’eau s’était apaisée et où la lumière figée n’était plus hachée de périodes d’obscurité.
Et pourtant tout continuait d’un tout qui est l’âme du groupe. Trois semaines auparavant, la performance achevée, nous nous étions retrouvés, tard dans la nuit, à une longue table. A l’un de ses bouts David, Fernand à l’autre, tous deux les mains grises et les traits tirés, mais tous deux le verbe haut, l’homme des idées et celui de l’énergie étaient bien à leur place, aux deux pôles de la création et de l’organisation, du visuel et du musical sur qui s’ordonne et s’oriente le groupe.
Deux plus cinq artistes. Que l’on excuse l’aede, témoin plus qu’acteur, de s’intéresser ici non au groupe dans son entier (Dieu que la musique dansait, et comme l’image tournait, avec elle enlacée), mais aux artistes des arts visuels, qui sont ma quête.
Des deux photographes peu à dire car cette quête est longue et lente, qui avec eux commence à peine. Deux mots seulement, l’un sur Bernard Duffour qui m’a dit le poids des contraintes techniques de la grotte (et leur cherté), lui dont je sens l’évolution sans encore la mentaliser – qui partit naguère du grain (de la surface ?) des objets pour entrer aujourd’hui dans leur matière (leur profondeur ?) – l’autre sur Laurent Escoffier, dont la chaleur passe ici dans le clin d’œil de l’eau déguisée en roche comme elle s’épanouit dans ses clichés de l’Hôtel de Clérieu.
C’est aux cinq autres qu’il faut venir, pour y suivre avec eux un chemin où avec eux depuis deux ans je chemine.
Jean Marc Gibilaro a posé, comme borne, dans la salle d’exposition qui précède la grotte pour le visiteur, un ancien Janus de pierre poreuse, beau d’abord du décalage des deux faces de ce biface, qui n’est donc pas pile ou face comme le serait monnaie trébuchante, et du coup cette pièce – plutôt que de sonner – glisse comme le temps, celui de glisser de l’avers à l’envers, celui d’entrer dans la grotte où Jean Marc a vissé deux profils de pierre, fins et blancs du carrare dont ils sont faits, et trouvant une réponse quasi hindouiste aux questions que posent chacune des œuvres de ce cérébral, le déplacement immense dans l’espace répondant au défi de l’immensité des temps posé par la grotte.
A ce défi, et d’abord à sa matérialité, Alexandra Arod répond par ses personnages immergés où l’eau est révélateur (photographique) mais aussi libérateur ( du cadre pictural). S’ajoute, au plan symbolique, un glissement métonymique, immersion et disparition du cadre évoquant le caractère océanique de ses tableaux, leur côté secrètement amniotique… qui fait un clin d’œil humoristique à ses Vénus callipyges coulées de cire d’abeille, lesquelles vont en plus frotter leurs rondeurs aux angles et aux traits aigus des petits Greco.
Maria de Campos, elle aussi dans un abord technique de la grotte, a choisi le verre comme support pour ses tableaux verticaux, et cette contrainte donne – comme pour son amie Alexandra – une clef de son univers : le collage y prend, par contraste avec le pinceau qui adopte volontiers une transparence quasi fantomatique, une réalité et une densité qui les décalent l’un par rapport à l’autre et du coup établissent entre eux une articulation qui donne au tableau une étrange profondeur - ô ce personnage dont on ne voit que les épaules et le sommet de la tête, couvant littéralement un visage féminin à la beauté parfaite de magazine, ressemblant étrangement au peintre ( ou est-ce le peintre qui tend à ressembler aux images qui l’obsèdent ?) – comme si le Dieu de William Blake offrait la vie à un modèle de Richard Avedon !
Guillermo Labastida, lui, aura répondu au même défi technique des conditions difficiles de la grotte et au même défi symbolique du vertige temporel et géologique du lieu en plaçant dans des matériaux résistants – relief plastique clos en « sac » - et mimétique des parois où elles coulent deux émanations de son élan actuel vers les torses humains, dont on aura vu à l’Hôtel Clérieu ici les ébauches en huit fusains, là une étape – dans les deux grands tableaux en bandes – vers les deux HUMA-NIMAL et le METAMORFOSIS TRIPTICO vu aux Clercs naguère.
Fernand Greco nous ramène au groupe, lui qui choisit ou plutôt invente les lieux où le groupe sévira, où il prendra vie une fois encore. Or, si cette invention du lieu vient – le défi une fois lancé – canaliser chez lui une énergie folle, on me permettra de remonter en amont et d’émettre l’hypothèse que les œuvres de cet hyperactif choisissent leur lieu et non l’inverse. Ce paradoxe temporel me semble se vérifier – une fois notée son accroche logique : c’est le même cerveau qui invente le lieu et la sculpture – dans la vie des œuvres exposées sur le lieu pour lequel elles furent pensées une fois (dé)passée la performance inaugurale : m’a frappé le 27 juin au soir, où l’eau s’était apaisée et comme tue, que si le taureau baignant dans une eau calme tenait toujours sa place même s’il faisait moins auroch que dans le flot grondant, les réussites que sont le ptérodactyle glissant au dessus de l’eau et le poisson-ressort à l’intérieur de qui elle s’écoule n’étaient quasi pas vus des visiteurs, comme s’ils se fondaient dans les anfractuosités où étaient placées les créatures de métal ou de bois du cher Fernand… et qu’on ne me fasse pas dire qu’il y a là signe de fadeur, la preuve en étant que je parie que – sortis de Choranche, poisson comme ptérodactyle feraient ailleurs le même choc que la célèbre rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre ou celle – pourquoi pas – d’une propriété banale et d’un taureau de métal.
Noli me tangere
La soirée du 27 juin avance. Abandonnant un moment de l’oreille le Bigdavid’s band endiablé, je fixe mon attention exclusive sur la muraille illuminée qui accompagne et surplombe le band. Un fond de danseurs étrangements désuets s’agite au rythme de la musique, qui vont du début du défunt siècle jusqu’à ses années soixante, du cinéma muet et des premiers cartoons aux comédies musicales de la fin de l’âge d’or hollywoodien ; s’y substituent parfois une Marylin iconique, un Carry Grant fuyant une mort hitchcockienne. Maria de Campos rythme de ce fond les commandes – fond qui est celui de ses tableaux – sur quoi vient se tracer, en surimpression lente et comme décalée, le trait enveloppant d’Alexandra Arod. Le défilé hypnotique ne s’interrompt que par brèves et rares saccades, celles de la retransmission gaguesque, depuis l’intérieur de la grotte, de l’interview hachée d’un Memo Labastida incompréhensible : tout fonctionne du groupe.
L’heure avançant sans que la musique ni les projections s’apaisent, je me dis que, décidemment, le Christ de Maria ne sortira pas ce soir du sépulcre, et qu’il n’aura pas à repousser une Marie Madeleine (vêtue de rouge, comme chez Fra Angelico) d’un « Ne me touche pas ».
Je puis donc rejoindre la salle apéritive et rejeter un œil sur l’écorce d’arbre saisie par Alexandra, il y a bien longtemps, afin de couler dans son relief et son découpage un visage à la Arod, elle dont je viens de ressentir combien le trait, le contour sont importants et viennent dialoguer avec son versant océanique : l’allongement et la fusion dans l’eau puis la même disparition du cadre adoptés pour ces grot(t)esques, elle les avait il y a bien longtemps fondus dans les linéaments du bois.
M’éloignant enfin en compagnie d’un ami silencieux, je songe à Memo, dont j’aime tant la marche actuelle vers le corps que je néglige d’autres courants de sa peinture, entre autres l’épaisseur croûteuse qu’il donne à ses couleurs, éclatantes ou sombres, douces ou violentes : les volumes façonnés pour la grotte n’en seraient-ils pas, eux aussi, une résurgence, et les grot(t)esques l’occasion d’un croisement de ces deux courants ?
Ainsi on le voit – et l’on pourrait faire la même remarque à propos des deux profils ciselés par Jean Marc bien longtemps après la taille de son biface décalé – l’œuvre de l’artiste, en évolution constante, souvent repasse aux mêmes points par fidélité et nature profonde, mais le fait toujours différemment, par quête obstinée où le lieu n’est qu’occasion et le groupe stimulation de ce qui – de toute manière mais peut-être de toute autre manière – serait né.
Patrick Bellier