LES PISTES D’ALIXAN : LABASTIDA VERS LA LUMIERE, GRECO DANS LA PIERRE.
« Entre la main et la trace, dans l’élan du crayon, de la plume, du stylo bille ou du fusain, dans le mouvement qui va de la main à la trace et reflue de la trace pour ployer encore la main, est drainée une pulsion, une énergie recueillie de toute une culture et de toute une histoire, toute une pensée, une expérience du monde qui vient se rassembler dans la vibration du trait (…) Pareil soi linéaire est désir. »
Si l’on excepte trois petits tableaux à la pâte épaisse (un noir « grottesque », un vert, un brun de la somptueuse série des HUM-ANIMAL), ce qui frappe d’abord dans les œuvres ici exposées par Memo Labastida, c’est une légèreté non du trait – il l’a toujours été – mais des fonds et des formes.
On pourrait craindre que palissent là les couleurs profondes qui sont la richesse première de cette palette, or il n’en est rien car la transparence remplace l’épaisseur et conserve la profondeur de champ et la vitesse du trait – redoublée, seconde grande constante du Chicano, par la démultiplication des gestes rapportés.
Cette conjonction donne son maximum dans l’immense PERSONAJE URBANO V (pas loin de deux mètres sur deux) et les II et III de la même série, eux de taille moyenne : les rouges et les noirs virant merveilleusement au gris rose cernent et menacent les beiges silhouettes centrales – qui sont troisième caractéristique de Labastida. On est là, sans doute, dans une des avancées actuelles de sa quête.
Curieusement c’est dans deux séries moins complexes qu’on voit le mieux cette veine s’affirmer ; d’une part la série EFFET SECONDAIRE, faite de collages et d’à-plats de couleurs (les Mon Chéri posant sceau près du carré rouge central), est exercice coloriste et géométrique, ces grands espaces dépourvus de la silhouette centrale habituelle laissant tout loisir à un pur exercice d’école ; d’autre part et à l’opposé la série PERSONAJE URBANO aligne (sans les numéroter, ce qui déjà fait signe) sept lavis où la couleur se réduit – sur un fond blanc et nu – à un rouge vif centrant le haut du tableau d’où il descend en colonne centrale pour s’effacer derrière (ou se fondre ou s’égoutter dans ) une forme humaine s’avançant, ébauche de jambes tronc et souvent tête (ce qui est rare) : dans la vitesse d’exécution liée à la technique utilisée, dans sa répétition sept fois qui va vers la précipitation, dans l’économie de couleur enfin éclate et le mouvement et le corps, dans une atmosphère allégée et toujours lumineuse.
On pourrait penser que Memo est entré là dans une phase nouvelle et qu’il laisse derrière lui sa pâte épaisse, sombre et violente. Or on a vu à la salle des Clercs de Valence, il y a à peine quinze jours, PERSONAJE III et VII (peints cette année), tableaux carrés et péremptoires, sombres d’un vert tournant au rouge flamboyant – rappel des « abstraits » d’antan – mais centrés l’un par un torse de femme, l’autre par ceux d’un couple, deux nouveautés que répétaient en mineur et en format réduit, dans le fond de la salle, deux épais cernes noirs centrant deux tableaux crème, un couple là ici un torse, comme vus par le trou (carré !) d’une serrure.
Le coureur mexicain n’a pas fini de nous (de s’) étonner, qui n’a pas peur de courir plusieurs pistes à la fois, toujours insatisfait, toujours se prenant de vitesse.
De Fernand Greco qui sur Alixan avait décidé de montrer la guerre, je contournerai son 11 septembre et me détournerai un temps de ses longues tiges humaines, pour mieux tourner autour de sa tête de buis, bader devant ses profils frères (d’oiseau) de pierre grise émergeant de l’acier, admirer son tout petit Matisse blanc, sculpté et dansant, m’attendrir devant son couple lové entre carré et cercle de métal comme devant une tête de pierre beige elle aussi cerclée de métal, m’émerveiller de l’étirement tex-averynesque d’un masque africain de pierre blanche (donc de fantôme), avant de m’arrêter – une fois contourné le tatinesque chariot au pied – devant une pierre blanche mouchetée d’étranges marques, dégagées de la matière par le sculpteur. Avouerai-je (t’avouerai-je, Fernand) qu’à ma première visite je n’en vis que l’arrondi, fasciné que j’étais par ces idéogrammes la mouchetant comme pierre rituelle, chinoiserie très ancienne et très sacrée, et que ce n’est qu’à mon second passage que, la caressant de l’œil, je lui découvris visage – et quel – que l’arrondi de la pierre presque couvait. Etrange mélange de masque nô japonais et de visage d’ancêtre d’une stèle chinoise de la nuit des temps, j’étais là comme Segalen au « pays du réel : » humour, colère, étonnement, que disent ces yeux et cette bouche, confondants de violence physionomique ?
« Car enfin, quoi de la beauté ? Qu’elle est la splendeur du vrai. C'est-à-dire l’éclat par lequel le vrai se manifeste. Non pas une auréole ou une brillance attachée à cette manifestation – cette splendeur n’a pas à être rutilante ni somptueuse, pas du moins si l’on doit confondre la profusion avec la réflexion, car le beau ne peut être plein, ni satisfait, ni repu. Mais l’éclat de la chose – le vrai – qui n’est précisément que son éclat et le fait qu’il éclate. Or il éclate quand distinctement une forme s’enlève : ceci est un corps, ceci est son idée, ceci est sa ligne et sa démarcation la plus propre, sa clôture et sa déclosion conjointes.
Le beau est le dessein du vrai : son désir d’éclater… »
Les deux textes ouvrant et fermant LES PISTES D’ALIXAN sont extraits de LE PLAISIR AU DESSIN de Jean-Luc Nancy (Editions Galilée 2009)
Patrick Bellier
« Entre la main et la trace, dans l’élan du crayon, de la plume, du stylo bille ou du fusain, dans le mouvement qui va de la main à la trace et reflue de la trace pour ployer encore la main, est drainée une pulsion, une énergie recueillie de toute une culture et de toute une histoire, toute une pensée, une expérience du monde qui vient se rassembler dans la vibration du trait (…) Pareil soi linéaire est désir. »
Si l’on excepte trois petits tableaux à la pâte épaisse (un noir « grottesque », un vert, un brun de la somptueuse série des HUM-ANIMAL), ce qui frappe d’abord dans les œuvres ici exposées par Memo Labastida, c’est une légèreté non du trait – il l’a toujours été – mais des fonds et des formes.
On pourrait craindre que palissent là les couleurs profondes qui sont la richesse première de cette palette, or il n’en est rien car la transparence remplace l’épaisseur et conserve la profondeur de champ et la vitesse du trait – redoublée, seconde grande constante du Chicano, par la démultiplication des gestes rapportés.
Cette conjonction donne son maximum dans l’immense PERSONAJE URBANO V (pas loin de deux mètres sur deux) et les II et III de la même série, eux de taille moyenne : les rouges et les noirs virant merveilleusement au gris rose cernent et menacent les beiges silhouettes centrales – qui sont troisième caractéristique de Labastida. On est là, sans doute, dans une des avancées actuelles de sa quête.
Curieusement c’est dans deux séries moins complexes qu’on voit le mieux cette veine s’affirmer ; d’une part la série EFFET SECONDAIRE, faite de collages et d’à-plats de couleurs (les Mon Chéri posant sceau près du carré rouge central), est exercice coloriste et géométrique, ces grands espaces dépourvus de la silhouette centrale habituelle laissant tout loisir à un pur exercice d’école ; d’autre part et à l’opposé la série PERSONAJE URBANO aligne (sans les numéroter, ce qui déjà fait signe) sept lavis où la couleur se réduit – sur un fond blanc et nu – à un rouge vif centrant le haut du tableau d’où il descend en colonne centrale pour s’effacer derrière (ou se fondre ou s’égoutter dans ) une forme humaine s’avançant, ébauche de jambes tronc et souvent tête (ce qui est rare) : dans la vitesse d’exécution liée à la technique utilisée, dans sa répétition sept fois qui va vers la précipitation, dans l’économie de couleur enfin éclate et le mouvement et le corps, dans une atmosphère allégée et toujours lumineuse.
On pourrait penser que Memo est entré là dans une phase nouvelle et qu’il laisse derrière lui sa pâte épaisse, sombre et violente. Or on a vu à la salle des Clercs de Valence, il y a à peine quinze jours, PERSONAJE III et VII (peints cette année), tableaux carrés et péremptoires, sombres d’un vert tournant au rouge flamboyant – rappel des « abstraits » d’antan – mais centrés l’un par un torse de femme, l’autre par ceux d’un couple, deux nouveautés que répétaient en mineur et en format réduit, dans le fond de la salle, deux épais cernes noirs centrant deux tableaux crème, un couple là ici un torse, comme vus par le trou (carré !) d’une serrure.
Le coureur mexicain n’a pas fini de nous (de s’) étonner, qui n’a pas peur de courir plusieurs pistes à la fois, toujours insatisfait, toujours se prenant de vitesse.
De Fernand Greco qui sur Alixan avait décidé de montrer la guerre, je contournerai son 11 septembre et me détournerai un temps de ses longues tiges humaines, pour mieux tourner autour de sa tête de buis, bader devant ses profils frères (d’oiseau) de pierre grise émergeant de l’acier, admirer son tout petit Matisse blanc, sculpté et dansant, m’attendrir devant son couple lové entre carré et cercle de métal comme devant une tête de pierre beige elle aussi cerclée de métal, m’émerveiller de l’étirement tex-averynesque d’un masque africain de pierre blanche (donc de fantôme), avant de m’arrêter – une fois contourné le tatinesque chariot au pied – devant une pierre blanche mouchetée d’étranges marques, dégagées de la matière par le sculpteur. Avouerai-je (t’avouerai-je, Fernand) qu’à ma première visite je n’en vis que l’arrondi, fasciné que j’étais par ces idéogrammes la mouchetant comme pierre rituelle, chinoiserie très ancienne et très sacrée, et que ce n’est qu’à mon second passage que, la caressant de l’œil, je lui découvris visage – et quel – que l’arrondi de la pierre presque couvait. Etrange mélange de masque nô japonais et de visage d’ancêtre d’une stèle chinoise de la nuit des temps, j’étais là comme Segalen au « pays du réel : » humour, colère, étonnement, que disent ces yeux et cette bouche, confondants de violence physionomique ?
« Car enfin, quoi de la beauté ? Qu’elle est la splendeur du vrai. C'est-à-dire l’éclat par lequel le vrai se manifeste. Non pas une auréole ou une brillance attachée à cette manifestation – cette splendeur n’a pas à être rutilante ni somptueuse, pas du moins si l’on doit confondre la profusion avec la réflexion, car le beau ne peut être plein, ni satisfait, ni repu. Mais l’éclat de la chose – le vrai – qui n’est précisément que son éclat et le fait qu’il éclate. Or il éclate quand distinctement une forme s’enlève : ceci est un corps, ceci est son idée, ceci est sa ligne et sa démarcation la plus propre, sa clôture et sa déclosion conjointes.
Le beau est le dessein du vrai : son désir d’éclater… »
Les deux textes ouvrant et fermant LES PISTES D’ALIXAN sont extraits de LE PLAISIR AU DESSIN de Jean-Luc Nancy (Editions Galilée 2009)
Patrick Bellier